2013 – Habiter? _ Pierre Bergounioux.

Nous n’aurions pas besoin de peintres, de photographes, d’écrivains, de philosophes, de savants si, pour reprendre la formule de Spinoza, au début de l’Ethique, notre essence enveloppait notre existence. Mais c’est le privilège de Dieu et notre nature double, donc divisée, nous expose à ne pas voir, à ne pas savoir, à n’être pas autant qu’il est en nous, c’est-à-dire à ce qu’il y a, se passe et nous concerne.

On peint depuis vingt mille ans. Des hommes ont porté aux parois des grottes la faune de l’âge glaciaire qui leur fournissait subsistance et vêtement, parure, équipement, récits et rêves et ces images dont Picasso, sortant de Lascaux, ébloui, dira qu’on n’a pas fait mieux depuis. Quels intérêt, pouvoir, attrait leur attribuaient nos lointains devanciers, c’est ce que nous ne saurons jamais. Ils n’écrivaient pas et l’absence de signes graphiques témoigne, à sa manière muette, toute négative, de ce que l’histoire, c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme et les conflits qui s’ensuivent, n’ont pas encore commencé. L’écriture, on le sait, est fille de l’esclavage. Elle naît du besoin de comptabiliser le produit du travail forcé dans les premiers empires hydrauliques de la Mésopotamie, de la Chine. C’est, à l’origine, une mémoire auxiliaire qui permet aux maîtres du « cheptel parlant » de fixer le nombre et le nom des milliers d’hommes et de femmes qui peinent, sous le fouet, à cultiver les limons fertiles du Tigre et de l’Euphrate, du Yang Tsé Kiang, du Nil, le tribut d’orge et d’avoine, de riz, d’agneaux et de chamelles qu’ils sont tenus d’apporter aux magasins du temple et du palais. C’est alors que l’expression plastique est détournée des fonctions propitiatoires, magiques, purement esthétiques –comment savoir ?- qui étaient les siennes au commencement, au stade du communisme primitif, pour exalter la grandeur et flatter l’orgueil des puissants.

Ou bien l’application, à la main, de pigments colorés sur du papier, de la toile, du contreplaqué constitue un anachronisme, comme la taille du silex, la chasse et la pêche, le cannibalisme et la sorcellerie ou bien elle répond à un besoin aussi ancien que l’Homa sapiens, la race de Cro-Magnon à laquelle, jusqu’à nouvel ordre, nous appartenons.

Dans un raccourci fulgurant, l’anthropologue André Varagnac rapportait les trois âges de l’humanité aux trois règnes de la nature. Les hordes errantes de la préhistoire ont vécu, on l’a dit, du monde animal, le néolithique, du végétal. L’ère contemporaine, qui a débuté voilà deux siècles, à peine, coïncide avec l’exploitation massive du sous-bassement minéral. C’est la révolution industrielle, où l’on discerne déjà trois phases, elles-mêmes définies par les éléments successivement mobilisés, le fer et le charbon, d’abord, le pétrole et l’aluminium, ensuite, l’uranium et le silicium, aujourd’hui.

Quel rapport avec l’art de peindre ?

Celui-ci, à savoir qu’entre autres retombées, la conquête minérale a changé notre manière de représenter les hommes, les bêtes, les plantes, toute chose. Outre l’éclat blanc qui le prédestinait à servir de monnaie, l’argent, sous forme de sels, possède encore l’étrange capacité d’enregistrer les jeux de la lumière. Mis en présence de quoi que ce puisse être, il en fixera l’image objective.

L’image, longtemps, a témoigné autant et plus de la manière dont l’homme voyait le monde que du monde qu’il voyait. Nulle réalité n’accédait à la représentation que médiée par une culture, une pensée, une croyance conditionnées, en dernière instance, par le stade de développement des forces productives et les rapports sociaux correspondants. C’est pourquoi les virtuoses de l’expression, les scribes, les aèdes, les artistes n’ont représenté que les puissants, despotes assyriens, pharaons, princes achéens partis mettre le siège sous les murs de Troie, plus tard, barons carolingiens aux prises avec les Sarrasins, dans la sombre passe de Roncevaux, évêques et monarques dont la taille, sur la toile sans perspective, disait le degré de sainteté, l’autorité et, lorsque la peinture, sous la Renaissance, atteint un degré de précision qu’on pourrait qualifier, rétrospectivement, de photographique, ce et ceux auxquels elle confère une existence seconde, éclatante, durable, continuent d’appartenir aux ordres privilégiés, l’Eglise, l’aristocratie foncière qui confisquent, à leur profit, le surtravail paysan, l’excédent de la civilisation agropastorale.

La révolution industrielle est aussi une révolution symbolique. Les artistes, qui répondaient depuis toujours, à la demande, à la commande des puissants, qui peignaient des empereurs et des papes, des Te Deum et des sacres, des anges, sont simultanément rendus au monde profane et confrontés au marché. C’est alors que leur condition prend le tour dramatique qu’elle a conservé. S’ils entendent faire œuvre, ce sera à l’encontre du goût dominant, de la tradition, des attentes, dans l’incertitude. Ils vivront difficilement, connaîtront la misère, le désespoir et ne seront plus là – on pense à Van Gogh – lorsque la reconnaissance, éclatante, viendra.

En tout état de cause, il leur faut compter avec la photographie, la possibilité d’obtenir, à peu de frais, l’image exacte de tout et de tous. L’Etat, la violence physique légitime dont il s’est arrogé le monopole, n’ont pas peu contribué à pourvoir d’un visage les habitants des pays développés. Voilà un siècle, à peu près, que la carte d’identité, munie d’un portrait photographique, fait partie de l’équipement administratif, avec la carte d’électeur, le permis de conduire, l’affiliation à la sécurité sociale et à la mutuelle complémentaire. Les vivants d’aujourd’hui peuvent contempler, pour la première fois, le visage des deux ou trois générations qui les ont devancés, leurs parents et leurs grands-parents, pour les premiers, enfants dans le bleu délavé des photos en couleur qui sont devenues d’usage courant il y a une cinquantaine d’années, pour les seconds, dans l’hiver noir et blanc, à bord dentelé, ou l’automne sépia où semblent avoir vécu, quand c’était le moment, les morts dont les sels d’argent ont conservé les traits.

Les conséquences de la révolution numérique – la troisième (et dernière ?) du mode technologique de communication, après la découverte de l’écriture et celle de l’imprimerie – sont inimaginables. Ses prémices donnent déjà le vertige.

Avec ou malgré ça, il se trouve encore des jeunes gens pour attraper un pinceau et porter sur la toile ou le papier des images qui, avec la meilleure volonté et tout le soin possible, resteront inférieures à ce que l’argentique ou l’électronique permettent d’obtenir instantanément, absolument. Alors ?

Alors, c’est que le monde objectif est une chose, récente, autre chose la modalité forcément subjective, sentie, colorée d’affects, effectivement vécue sous laquelle nous l’éprouvons. Toute culture, qu’elle soit animiste ou naturaliste, ce qui est le cas de la nôtre, distingue entre physicalité et intentionnalité, pour reprendre les termes de Philippe Descola. Les sociétés primitives, c’est à dire sans écriture et sans Etat, créditent les roches, les plantes, les bêtes d’une culture que celles, graphiques, explicitement politiques, leur refusent. Notre réel est rationnel, c’est à dire assujetti aux lois impersonnelles, nouménales, inhumaines de la causalité mécanique. La science moderne est née de l’initiative cartésienne, proprement décisive, de placer, d’un côté, ce qui n’est que de nous, la pensée, de l’autre, ce qui lui est étranger, c’est-à-dire l’étendue. Mais la séparation, à peine instituée, doit être surmontée par l’effort de la première pour s’approprier, par une connaissance méthodique, approchée, la seconde – la nature. C’est en dépouillant tous autres attributs, propriétés, aversions, penchants, passions, que le sujet de la connaissance peu accéder à la froide vérité des choses, à l’objectivité. Il lui a fallu, à cet effet, se faire subjectivité pure, vide, dépassionnée, purement pensante. Or, nous ne sommes tels qu’aux heures tendues, abstraites que nous employons à « méditer et cognoistre ». le reste du temps, nous vivons, ce qui revient à composer avec les gens, les choses, les moments, dont les uns sont bons, conciliants, les autres moins ou pas du tout, ce qu’entérinent les affections, agréables ou déplaisantes, qui enveloppent leur existence, la propension à les rechercher ou à les fuir. On y arrive parfois mais pas toujours. Sinon, nous goûterions une félicité ininterrompue, parfaite, et tel n’est pas le cas.

Freud, à cent ans d’ici, a rapporté l’invention plastique aux divisions de l’appareil psychique, aux malheurs éternels d’un moi confronté aux impératifs contradictoires, déchirants du « ça » qui le tire vers le bas et du surmoi qui le hèle, des hauteurs lumineuses, inaccessibles où il réside. L’art est sublimation, résolution détournée, magnifiée de conflits intimes. Chaque époque a les siens. Ils naissent de l’histoire. Ils en sont la forme vécue.

Les enfants de l afin du siècle dernier ont échappé, dans les pays développés, du moins, aux maux sans nom dont leurs aînés furent accablés, deux guerres mondiales, une crise économique planétaire, à quoi se sont ajoutées les convulsions de la décolonisation, la tension entre les deux superpuissances, sur fond d’apocalypse nucléaire, la crise où le monde est entré, avec les années soixante-dix et qui a pris un tour chronique. Ce qu’on perdu, en revanche, les derniers arrivants et qui portrait leurs ascendants à travers les épreuves et les ténèbres, c’est l’espérance, du partage, de la paix, de la fraternité universelles. Elle n’a pas survécu à l’autodestruction du socialisme réel. Le médiocre succédané du consumérisme, règnent sans partage. Ils ne sauraient combler l’attente essentiellement humaine qui anime, par le fait, tout homme, cet animal politique.

Il y a, à l’évidence, des temps heureux, des âges d’or. Tels furent, peut-être, la fin du siècle des lumières, quand il put sembler que la raison entamait son règne, sur la terre, qu’il n’y avait plus que du bonheur à espérer, et encore la Belle Epoque, « ces étés comme il n’y en aura jamais plus » avant que le monde bascule dans l’horreur, le 2 aout 1914. Et encore les années soixante, l’effervescence mentale, morale, intellectuelle qui prélude au printemps 1968. La retombée qui a suivi, dure encore. L’instauration d’une société égalitaire, d’abondance et de liberté, a été reportée sine die. Rien ne passe l’abaissement, la vulgarité de la culture mercenaire qui l’a emporté. Il est mille façons de s’en défendre. Jérémy Liron peint.

Le foncier bâti de Jérémy Liron est imperceptiblement infidèle à ce que nos yeux voient. La représentation s’arrête avant d’atteindre le degré d’exactitude, la perfection littérale qui capteraient l’attention et feraient oublier la chose même, qui est la saveur décevante de la vie, l’absence d’espoir dont l’habitat, qui en constitue le cadre familier, témoigne avec la force de l’évidence, de l’habitude, l’omniprésence qui sont les siennes.

Les tableaux de Jérémy Liron sont déserts, des constructions modernes, plus ou moins semblables, sans originalité véritable ni agrément, où l’on ne soit personne quand les intérieurs, les jardins et les parcs de la peinture classique, de l’impressionnisme, des Nabis étaient peuplés d’hommes et de femmes absorbés par la conversation, la galanterie, la lecture, les travaux d’aiguille et les tâches domestiques. Y a-t-il une manière plus nette, plus abrupte de dire la défaillance du facteur humain, l’insignifiance du temps, entre ce qui n’est plus et ce que sera demain ?