La peinture de Jérémy Liron est déterminée depuis plusieurs années par le choix d’un format : un module carré de 122 x 122 cm qui inscrit les œuvres dans une suite et induit une manière spécifique de les regarder. L’artiste cherche à nous faire voir la peinture comme on voit le monde à travers une vitre. D’ailleurs, il place une feuille de plexiglas devant ses toiles afin de créer une distance par rapport au sujet et de le rejeter derrière une sorte de fenêtre. Dans certaines compositions de grandes tailles, le module de référence est repris plusieurs fois pour constituer une grille définie par les proportions unificatrices de la série des Paysages. Simplement distinguées par un numéro, les œuvres sont à la fois toutes différentes, composées et construites selon des règles propres, mais elles sont également enchâssées les unes dans les autres et entretiennent des relations mutuelles qui sont révélées lors d’un accrochage rythmé et serré. La succession des images produit un effet cinématographique de travelling et bouleverse ainsi la lecture plus resserrée d’un tableau isolé. Jérémy Liron est fasciné par l’architecture périurbaine, par les édifices en béton construits dans l’esprit moderniste dans la lignée du Corbusier, par les façades aveugles ou les séries de balcons alignés qui font l’identité des paysages que l’on traverse mais devant lesquels on ne s’arrête pas, que l’on oublie et dont nous ne gardons que des traces pauvres et lacunaires en mémoire. L’architecture n’est pas envisagée comme un motif en soi ; elle est constamment inscrite dans un environnement naturel ou urbain. L’artiste insiste sur le fait que ses peintures ne sont pas des « architectures » mais des « paysages », c’est-à-dire des morceaux de territoire attrapés par le regard à un moment et avec un point de vue particuliers. Les peintures de Jérémy Liron sont des arrêts sur image choisis dans le défilement du paysage que l’on peut par exemple observer depuis la fenêtre d’un train. Il impose ainsi au regardeur d’adopter une position face au sujet impossible à tenir dans le réel : il nous confronte à une découpe dans le visible, choisie dans un continuum temporel et dans un champ spatial plus large. Ses œuvres focalisent notre attention sur des situations urbaines que nous ne voyons pas nécessairement ou qui sont absorbées par le flot d’images qui viennent à nous lors de nos déplacements. Les architectures se détachent le plus souvent sur un ciel bleu homogène parfaitement dégagé et son parasitées ou au contraire habillées par une végétation touffue et verdoyante. Le fragment de géographie découpé par la peinture doit devenir un objet de contemplation et un support pour rêver, divaguer, se perdre dans ses pensées. Le paysage est une notion avant tout artistique : l’art assure le transfert de l’observation du territoire à la focalisation sur un détail qui peut faire paysage.
La peinture contient un pouvoir d’attraction et peut avoir des incidences sur celui qui la reçoit.
Pouvoir actif devant l’œuvre accrochée dans un musée, dans une galerie ou dans un appartement ; observée occasionnellement ou quotidiennement. Mais l’entraînement demeure intense bien après le contact avec le tableau, lorsque l’image ressurgit de manière étonnante dans notre rapport au monde. Les trous de mémoire qui banalisent notre appréhension de l’environnement urbain, et dont nous n’avions pas conscience, peuvent tout à coup être réparés par le retour brutal de points de vue élaborés par l’artiste dans sa peinture. Jérémy Liron a d’ailleurs consacré un texte au phénomène « d’artialisation », qui fait que notre culture picturale et notre fréquentation des œuvres peut avoir une incidence sur notre perception du réel. Ce jeu complexe et instinctif, entre la construction picturale qui amène à mieux voir notre monde puis la relation au monde orientée par la mémoire de l’art, est à la fois stimulant et dangereux. Contempler notre environnement par le prisme de la culture artistique permet de révéler ce qu’on ne voyait plus, mais risque également d’emprisonner le regard en systématisant la grille de lecture.
Récemment, Jérémy Liron a légèrement infléchit son travail en laissant certaines parties de ses peintures vierges. Des triangles blancs percent la peinture et perturbent la lecture de l’image. Ces parasites sont les pièces manquantes d’un puzzle que le spectateur est invité à reconstruire ou à prolonger et pourraient être perçues comme les failles de la mémoire. Le point de vue de la peinture qui permet d’échapper au flux continuel de l’existence peut subir des déficiences et des lacunes mises en scènes par l’artiste avec ses formes blanches flottantes à la surface de la toile. Les « paysages » de Liron s’interrompent souvent avant la limite du châssis. La représentation ne recouvre pas totalement le support et des coulures ou des zones libres la prolongent jusqu’aux marges. Les bords de la fenêtre ne sont pas parfaitement nets. Et même si les structures architecturales sont souvent solidement ancrées, les volumes parfaitement dessinées dans une atmosphère transparente et d’une grande clarté, la nature globale de l’image est précaire, à peine fixée par la peinture, et susceptible de retomber dans une continuité narrative plus banale.
Gwilherm Perthuis, juillet 2012