2014 – Jérémy Liron : La traversée, par Sabine Huynh in Presque dire.
Un personnage va, dérive plus qu’il ne marche, et se dilue dans un récit, une histoire sans histoire (vraiment ?), aux teintes de bourbier d’abord, avant que l’hiver ne s’y installe, que noir et blanc ne s’alternent et ne s’épousent, dans une errance qui traverse des vertiges silencieux. Qu’est-ce que le monde quand tout passe à côté ? Un monde aux teintes maintenant éteintes, muted dit-on en anglais, mot magnifique pour dire le silence à la fois sonore et visuel. Parce qu’il s’agit d’un monde infusé de passé, donc de ce qui est mort, un monde de paysages lestés par « toute la solitude des choses, des arbres et des pierres » (aller avec la crainte de la mort de l’autre dans le ventre). Le personnage suivi/campé par Jérémy Liron dans ce texte m’a fait penser à un amphibien enfermé dans un aquarium (ne parle-t-il par de méduse d’ailleurs ? Ou était-ce dans un autre texte de lui ?). J’ai pensé à un autre personnage, dont j’étais tombée amoureuse adolescente : le Jacques Mayol fictif du Grand Bleu, aux prises avec une apnée existentielle terrible. Parce qu’il y va de la mort dans cette Traversée qui se refuse au but en croyant mieux la repousser (et ces mots de Liron, « un monde tendu entre ridicule et tragique »). Jérémy Liron nous dit dans l’avant-propos se tenir au seuil de la naissance de son deuxième enfant, ou juste après le seuil, je ne sais plus, j’écris cette note d’après des notes éparses anciennes, sans relire La Traversée, afin de rester fidèle au premier abord, à mon appréhension première, intuitive, qui m’a poussée à lire ce texte jusqu’au bout, malgré l’avertissement de son auteur qu’il serait dénué d’« histoire » (je préfère qu’on me raconte des histoires). À l’époque, je ne connaissais pour ainsi dire pas l’univers de Jérémy Liron, juste ce qu’en avait dit François Bon. Je ne sais ce qu’il en a été pour Jérémy Liron, mais personnellement, enfanter m’a fait prendre conscience de ma mortalité, dans cette question poignante du « mais que ferait mon enfant si je mourrais demain ? », et soudain, moi à qui il était arrivé de le vouloir, je n’ai plus voulu mourir, jamais, non pas pour rester jeune, mais pour ne pas la laisser seule, mon enfant. Je me suis alors enfermée dans un mode de traversée en creux, dans les interstices de la réalité, où « le monde n’existe plus », un monde où dans l’idéal plus rien ne nous atteindrait, elle et moi, elle surtout, que je tente de tenir loin des mâchoires du temps – ma mort ne fera que la rapprocher de la sienne. Pardon pour la digression. Elle sert quand même à rendre compte de l’étouffement d’un cri similaire à celui qui « jette dans la nuit » le personnage de La Traversée, « qui l’abstrait ». Cri de vie, empêché de peur que la mort ne l’entende. Tout est leurre, car pas de lieu hors, de la mort — tout est errance (« La quête du lieu acceptable, c’est la colonne vertébrale de l’errance », Raymond Depardon)