2011 – Jérémy Liron, le faire, le lieu et le temps, par Philippe Blanchon in Catalogue de l’exposition Jérémy Liron à l’Hôtel des arts.

Les interprétations critiques des œuvres sont multiples et l’artiste a toutes les raisons de se réjouir de cette multiplicité puisqu’au travers de ces interprétations il trouvera confirmation que son œuvre est du domaine du vivant. Sa sagesse et son assurance devraient s’en trouver accrues. Cependant le vivant est incernable. Musil le dit clairement : devant une œuvre d’art aucune « affirmation entièrement rationnelle » n’est possible car nous nous trouvons confronter à « une émotion sans paroles, une expérience vécue ». Il précise : « le tableau doit, justement, comporter une expérience vécue que les mots ou la pensée ne sauraient inclure ». Pourtant nous écrivons sur la peinture, nous tentons cet impossible car tous les possibles demeurent par la pensée agissante. Ces possibles sont nécessaires comme l’existence, ils confrontent nos expériences avec leur potentiel de vérités et de divagations. Assumons nos postulats après ces quelques précautions.
S’agissant de la peinture de Jérémy Liron, deux mots viennent spontanément à l’esprit : parcours et architecture. Néanmoins rien ne saurait réduire le travail d’un artiste à quelques vocables. Il ne peut être oublié que nous avons affaire à un peintre dont les préoccupations, la logique interne dominent et sont commandées in fine par un mystère et en toute conscience Liron affirme : « Le sujet invite des gestes de peinture ». Ce sont ces gestes qui en font le mystère car quelque chose échappe à l’artiste, à tout artiste quel que soit son souci de rigueur, quelle que soit son exigence. « L’intérêt est dans l’écart, la surprise » nous dit le peintre. Nous pourrions même affirmer que ce qui échappe à l’artiste est proportionnel à son exigence, à la consistance qu’il projette, que tous les faits plastiques qui comptent confirment invariablement ce phénomène.
Parcours donc, de Paris et de ses zones limitrophes (Vitry sur Seine, Sarcelles, Créteil) à la méditerranée (ses corniches), de Valencienne à Paris, de Montluçon jusqu’à Lyon enfin dans le parcours-dérive Lyon-Béthune. Chaque lieu, ayant provoqué un travail spécifique, provoquera une exposition, elle-même pensée comme un « récit ». Dans la présente exposition, par la conception même de l’accrochage, c’est le récit de ces récits qui se trouve ainsi concentré. C’est l’évolution d’un peintre dans son souci constant quant au métier et soucieux d’une relation au monde qui soit poétique essentiellement.
Il y a ce que l’œil perçoit immédiatement (et ce qu’une longue fréquentation de l’œuvre confirme) dans le choix, les sujets notamment, mais aussi bien, les techniques, les moyens investis et, par cette évolution conjointe du peintre et de sa peinture, une atmosphère singulière s’affirmant « dans la solitude ».

Parcours, avons-nous dit, et architecture, car il semblerait bien que le parcours de l’œil de l’artiste (son souci architectural) en différentes géographies, ait imposé ces motifs et ces motifs sont pour l’essentiel des faits d’architecture. Chaque tableau est pour l’artiste une « station », « dressé dans l’espace, comme menhirs ou immeubles », mais encore « comme une figure », renvoyant au sens du tableau : la verticalité et les résonances poétiques.
Le terme « landscape », utilisé lors de la première exposition importante de Jérémy Liron, recouvre une série de toiles (dont certaines « abstraites »). Il explique avoir commencé à peindre des immeubles, saisi par leur surgissement dans le paysage. Nous pourrions insister sur cette question du « landscape », le mettre en rapport avec le « paysage », et grâce à l’étymologie, relever la différence essentielle entre « land » et « pays ». Mais conservons par convention ici ce mot de « paysage » et posons-nous la question suivante : Jérémy Liron aurait-il peint seulement la plaine, ce lieu désolé ou peu boisé, « d’où rien ne surgit », comme l’ont fait un Corot, un impressionniste ou encore Van Gogh dans un autre temps ? Je le crois. Je le crois d’autant plus que cet artiste, quand son travail subit une évaluation à partir d’une grille de lecture strictement sociologique, faisant prévaloir le sujet sur les moyens de son exécution, ne reconnaît plus son univers. Il insiste sur cette primauté du peintre en lui : « Très tôt en fait, j’en ai pris conscience il y a quelques années, j’ai porté sur le monde un regard de peintre. J’avais quinze ans et dans les jeux de nuages je regardais des aplats, des glacis, des dégradés de couleurs. »
Oui, les sujets traités participent à situer un artiste dans une époque ; bien sûr, ils rendent compte ainsi de l’état d’une société et d’une culture à un moment précis mais pour tout peintre, et donc pour Liron, les préoccupations sont essentiellement picturales (« est-ce que ça tient ? » est la question centrale). « Une architecture, on ne peut la démonter en pièce dont chacune garde une autonomie ou une vie isolée. Un fragment d’architecture ne peut être qu’un morceau bizarre et tronqué qui n’a de l’existence que juste à la place où il doit se trouver. La construction n’est que l’imitation de l’architecture. » déclare Juan Gris : nuance de taille quand on songe au souci de synthèse qui doit animer le peintre dans l’exécution du tableau, vision éminemment moderne de la peinture pour qu’une permanence lui soit assurée. La question du choix du sujet se situe ailleurs. Je pense ici à Degas et à sa méfiance devant la littérature faite autour du travail du peintre, à sa condamnation d’un regard extérieur, regard qui trouve sa caricature dans le discours sociologique, privé de la chose essentielle : le poétique d’une œuvre. Paul Valéry a écrit sur la « Poésie » et l’état qu’on lui prête : « Cet état est de résonance. Je veux dire, – mais comment dire ? – que tout système de notre vie sensitive et spirituelle s’en trouvant saisi, il se produit une sorte de liaison harmonique et réciproque entre nos impressions, nos idées, nos impulsions, nos moyens d’expression, – comme si toutes nos facultés devenaient tout à coup commensurables entre elles. » Notez le « comment dire ? », car si mettre des mots sur la peinture est une gageur il en est de même quant à la poésie (ce qui, même, la caractérise).
Ces lieux indéterminés, immeubles jaillissant dans la plaine, parfois aperçu d’un train, d’une voiture, sont pour une génération née avec eux, possiblement « chargée de poésie », comme les stations services d’autoroutes, etc. Nous pourrions tenter de démêler la part de l’art et de la vie, l’importance du cinéma, de la photographie, etc. mais dans le même temps cette poésie a pu se manifester à des enfances vierges de culture… Les choix se font de nouvelles géographies, imposés partiellement par les circonstances ; mais l’artiste se tient, saisit autant qu’il peut dans tout ce qui le traverse, dans la solitude de l’atelier, avec ses réminiscences, c’est là l’essentiel.

Georges Poulet a écrit : « L’être privé de lieu est sans univers, sans foyer, sans feu ni lieu ». Il démontre qu’espace et temps ne font qu’un pour l’auteur de La Recherche du temps perdu. Proust dit : « Le temps y a pris la forme de l’espace ». Jérémy Liron peint des lieux mais aussi des moments, des fragments d’espace (« témoignant » de l’architecture de son époque) et des fragments de temps (ainsi avons-nous parlé de « récit »). L’essence poétique de son travail est là aussi, dans ce « renversement » qui se neutralise. L’artiste vit au cœur de cette tension. S’il doit relever les défis propres à son art, il sait simultanément que cette réalité poétique fait notre humanité : lieu et temps fusionnant pour l’abstraction de toute œuvre.