Le toucher du monde

Commençons par un postulat simple. Il faut construire une cabane. L’art ne sert à rien et l’on peut se passer d’œuvres, de livres, de films, de théâtre ou de musique toute sa vie, comme on peut ne jamais construire de cabane dans les bois car une cabane ne sert à rien sinon à bâtir une petite hacienda intime et désuète, faite de bric et de broc, d’imperfections, de tâtonnements intuitifs, d’aventures possibles, de constructions mentales. Tous les enfants aiment construire des cabanes, tous les enfants gesticulent dans le vide sous le regard amusé des adultes (qui se souviennent, ou parfois ont définitivement oublié), affrontant mille périls invisibles que seuls leurs yeux sont à même de percevoir, tour à tour super héros et Robinson, chevaliers médiévaux défenseurs d’une improbable tour, ou princesse touchée par la grâce d’une bénédiction promulguée par une fée. Deux petites briques de Lego pour atteindre la vitesse de la lumière dans l’hyperespace, un bout de bois pour un sabre laser, un monde dans une flaque d’eau, un volcan destructeur dans le creux rempli de jus d’une assiette de purée, une petite cale de fortune en carton gondolé pour dessiner les reliefs d’un désert glacé sur la planète Mars… Le parcours proposé à l’espace Cornil débute ainsi par l’enfance, se termine par la représentation contemporaine de natures mortes, en passant par une stupéfiante image du sol martien. L’enfance de l’art se trouve là, dans ce type de contrat tacite établi entre celui qui fait et celui qui reçoit, un contrat que nous pourrions qualifier d’homéopathique et qui, comme les petites gélules de sucre, ne fonctionne que si l’on y croit. Ce contrat écrit à l’encre sympathique est scellé par un terme, qui est autant un concept qu’une intonation. Ce terme est celui d’assentiment : assentiment de l’artiste vis-à-vis de sa création et avec le réel, assentiment du destinataire de son œuvre qui accepte de l’envisager dans son étrangeté, dans sa singularité, dans sa langue souvent étrangère, qui accepte d’entrer dans un monde autre sans parvenir toujours à en posséder les clés de lecture. L’assentiment au réel de l’enfant – son émerveillement – est peut-être comparable à l’assentiment qu’adulte nous donnons aux œuvres qui, d’une manière inopinée et sensible, s’invitent, bâtissent nos cabanes et peuplent notre vie. Sur la question de l’émerveillement, citons le texte de conférence donnée en 1897 au Club Alpin de Paris par Franz Schrader, géographe, randonneur, dessinateur, peintre et cartographe. Dans À quoi tient la beauté des montagnes *, il exprime son amour des montagnes et explique de quelle manière elles doivent être idéalement regardées, dessinées ou peintes. Franz Schrader s’interroge : « Pourquoi, comment, à cause de quoi ces montagnes sont-elles si belles ? Première question suivie d’une autre : après tout, qu’est-ce qui me prouve qu’elles sont réellement belles ? Je les trouve telles ; soit, mais n’est-ce pas en moi seul que réside leur beauté ? N’est-ce pas là une chose toute subjective et liée à mon éducation ? ». Il poursuit en affirmant que « celui qui sent une beauté aura toujours raison contre celui qui ne la sent pas ; celui qui voit contre celui qui ne voit pas, celui qui s’émeut contre celui qui ne s’émeut pas. » L’énoncé de Franz Schrader à propos de sa passion pour les montagnes entretient une enthousiasmante analogie avec ce que devrait toujours être notre relation à l’art et à la culture plus généralement. N’allons pas voir de peinture, de théâtre, d’installations, de films, de danse, ne lisons pas de littérature ou de philosophie dans une quête d’apprentissage. L’apprentissage ne devrait venir qu’en second plan et être précédé d’une quête, bien plus vivante, plus essentielle. Cette quête est celle de l’étreinte, des étreintes avec le monde. Alors, nous devons nous poser les mêmes questions que Franz Schrader et tenter de comprendre « à quoi tient la beauté de nos étreintes » et tenter de savoir pourquoi sommes-nous parfois touchés ? « Touché », le mot est important car c’est quand l’œuvre me « touche » qu’elle me « point », qu’elle m’émeut, me meut, déplace en moi les réglages fins de ma perception, de mes sensations, s’interpose comme un nouveau filtre entre le monde et ce que je suis. Être touché, c’est sans doute ce qui constitue la quête inconsciente de notre rapport à l’art. Être touché, symboliquement et profondément, de façon aussi puissante que le Christ devenu corps de lumière qui se refuse à être touché dans l’invective du noli me tangere (« ne me touche pas ») proférée à Marie-Madeleine. En botanique, la balsamine sauvage porte le nom d’impatiens noli tangere, en raison de ses capsules qui, au moindre contact, explosent et projettent les fruits qu’elles contiennent, dans un mécanisme qui porte le nom ô combien évocateur de « libération explosive ». Être « touché », c’est sans doute un peu cela : entrer en contact avec l’objet inconnu qui – le plus souvent a posteriori – crée un champ fertile qui ne tarira plus, à l’image de ces plaies qui ne cicatrisent pas et auxquelles la médecine du Moyen-âge donnait, justement, le nom de noli me tangere… Il est intéressant de noter que le « ne me touche pas » du Christ s’est transféré vers le « ne me touchez pas » des œuvres d’art. Il est formellement interdit de toucher les œuvres exposées. Les œuvres, telles des corps de lumière, telles des objets précieux en potentiel devenir historique, ne se touchent pas, se conservent intactes et sont méticuleusement restaurées lorsqu’elles sont endommagées afin que soit garanti leur legs aux générations futures. Nous touchons sans doute là au cœur de ce que sont les collections publiques, celles des musées ou celles des fonds régionaux d’art contemporain, dans la volonté partagée de conserver, de préserver, d’exposer et de permettre aux visiteurs d’apprécier la création artistique dans sa diversité, dans sa richesse, dans ses propositions esthétiques singulières.

JEAN-CHARLES VERGNE, DIRECTEUR DU FRAC AUVERGNE ET CO-COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION