2014 – L’atelier contemporain n°2, par Lucien Wasselin in Recours au poème.

Le n° 2 de L’Atelier contemporain qui vient de paraître est une copieuse livraison richement illustrée. On y trouve deux dossiers, Que lisez-vous ? (22 peintres, dont Titus-Carmel, répondent à cette question), Pourquoi écrivez-vous sur l’art ? (5 écrivains répondent à la question) et une série d’études sur la peinture à partir de la spécificité de quatre praticiens… Il existe au moins trois façons de lire cet ouvrage. Tout d’abord comme une revue isolée ; ensuite comme le complément de Chemins ouvrant d’Yves Bonnefoy et de Gérard Titus-Carmel ; ensuite encore en se centrant sur Jérémy Liron puisqu’il est présent dans les deux dossiers et qu’il publie une longue réflexion très intéressante, La mélancolie des fragments, accompagnée d’une vingtaine de reproductions de peintures de sa série Paysages…
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Une revue isolée. La richesse du sommaire et en particulier la diversité des contributions au dossier Pourquoi lisez-vous ? rendent impossible toute synthèse qui serait par ailleurs réductrice. Très souvent, le lecteur découvre des listes présentées sous des formes diverses. Listes de noms d’auteurs mais aussi, il faut le souligner, listes de titres ( Bérénice Constans) ou de citations (Michel Potage)… Jean-Luc Parant se livre à un exercice digne des Yeux, si bien qu’on a envie de s’écrier « livres, boules, yeux, même combat ! » Sans doute qu’on peut déceler une part de fiction dans son texte très justement intitulé Empilements (à propos du rangement ? a-t-il vraiment déménagé dix fois afin que ses livres puissent se multiplier ?) Le rapport aux yeux est clair au-delà de la forme de l’article : pas d’auteurs, pas de titres mais une performance en quelque sorte et il est alors possible de rapprocher cette phrase « Je vois, je lis. Je vois ce que ma main peut cacher sans le toucher » de cette autre, extraite de sa biographie sur son site internet « J’écris des textes sur les yeux pour pouvoir entrer dans mes yeux… » Sinon, les expérience de lecture racontées sont captivantes : place importante réservée à la poésie (sans doute est-ce dû à la pratique du livre d’artiste propre à de nombreux peintres ? Mais il faut noter le rejet massif de la simple illustration), place importante faite aux monographies de plasticiens, aux catalogues d’exposition, aux écrits sur l’art ( Michel Potage va même jusqu’à dresser une liste des critiques qui ont défendu son travail), difficultés de départ à entrer dans l’univers du livre pour de multiples raisons (milieu social, rôle négatif de l’école, mais aussi rôle positif joué par des amis, des lecteurs, des libraires)… De cette diversité naît une richesse qui est à l’image du foisonnement de l’art contemporain au-delà de ses effets de mode ou de ses dérives mercantiles ou encore de ce que Jean-Claude Terrier appelle « l’idéologie du consommable ». Un foisonnement que traduit bien aussi les quatre études sur Clémentine Margheriti, Jérémy Lirot (sur lui-même en quelque sorte), Alexandre Hollan et Gérard Titus-Carmel… On remarquera (est-ce l’effet du hasard ? ou une volonté délibérée de l’éditeur ?) le rapport au réel dans ces quatre pratiques, voire la prédominance du figuratif (même si le rapport à l’abstrait n’est pas négligé ni rejeté). Un numéro à lire pour cette singularité et cette richesse…
Un complément à Chemins ouvrant. Plus que de complément, il vaudrait d’ailleurs mieux parler de rapport étroit car les deux volumes peuvent se lire indépendamment. La présence à deux reprises de Titus-Carmel dans ce numéro n’y est pas pour rien : tout d’abord sa réponse à la question Que lisez-vous ? et ensuite l’étude de Marc Blanchet sur sa série Jungles. Si Chemins ouvrant, par sa forme et sa volonté, est consacré aux rapports entre la peinture et la poésie, aux livres d’artiste, les propos de Gérard Titus-Carmel dans sa réponse (« … les textes les plus fins, les plus justes, ceux qui s’approchent au plus près des mystères de la création en se posant d’emblée comme les interlocuteurs de la peinture, ce sont souvent ceux des poètes… ») viennent apporter un éclairage original à la démarche du peintre qui a accompagné à plusieurs reprises les écrits de Bonnefoy. Plus que de livres d’artiste, il faudrait -pour reprendre la belle expression d’Yves Peyré- parler de livres de dialogue. D’ailleurs Yves Peyré, dans Peinture et Poésie, sous-titré Le dialogue par le livre, écrit : « Nul ne peut sérieusement contester le fait que, si Titus-Carmel avait recouru à deux noms […] le spectateur et le lecteur auraient pensé se trouver en présence d’un bien beau peintre et d’un grand poète que vraisemblablement ils n’auraient pas songé à rapprocher ». On peut donc penser que les propos du peintre sont d’une grande justesse… Par ailleurs, à lire attentivement l’étude de Blanchet, on la range sans hésiter dans cette catégorie de textes qui se définissent comme de parfaits interlocuteurs de la peinture. Curieusement, tout comme Titus-Carmel est peintre et poète, Marc Blanchet est écrivain et photographe… Il sait donc de quoi il parle quand il écrit Jungles. Lorsque le photographe qu’il est note : « Chaque peinture est une et en contient d’autres : Jungles de Titus-Carmel -hors de toute mosaïque- crée un vertige où la beauté des formes, dans un retour d’apparente ressemblance, rencontre son inachèvement », on sent qu’il est autorisé à parler de marouflage et division, de découpage et unité… Autorisé, non pas parce que le peintre lui aurait accordé un quelconque imprimatur, mais bien parce qu’il est un interlocuteur de cette peinture. On n’est pas loin de cet alter ego dont parle Marik Froidefond dans sa préface à Chemins ouvrant. Il faut enfin citer le texte de Yannick Haenel, Des annonciations voilées, qui est l’écho inversé de ce que dit Titus-Carmel : « on n’écrit jamais sur l’art, mais avec lui » ; on ne peint pas sur des poèmes, on n’illustre pas des poèmes, on peint avec des poèmes, pourrait-on affirmer.…Un numéro à lire en même temps que Chemins ouvrant et peu importe l’ordre !
Et Jérémy Liron. Trois textes de celui-ci dans L’Atelier contemporain : À travers les livres, La mélancolie des fragments et Lettre à P.B. Ce qui fait un ensemble d’une rare cohérence de celui qui est peintre et écrivain. La réponse de Liron à la question Que lisez-vous ? est significative, emblématique même d’un groupe de lecteurs issus de milieux modestes et rebutés, dans un premier temps, par le système scolaire, son mode d’apprentissage, sa culture livresque, son élitisme… Boulimie de lectures, une fois le déclic trouvé, lectures hétéroclites et volonté de rattraper le retard : « Je crois que [la lecture] m’est apparue assez vite comme une issue pour essayer de dépasser ma médiocrité, ma bêtise, mes faiblesses de raisonnements en même temps qu’elle était source de plaisir esthétique, d’excitation intellectuelle ou poétique ». La bibliothèque idéale n’existe pas, il n’existe que des bibliothèques personnelles qui doivent beaucoup aux hasards de la vie et qui ne sont idéales que par rapport à leurs propriétaires ; et encore, à un moment de leur existence, faudrait-il ajouter ! La mélancolie des fragments est illustrée d’une vingtaine de toiles de la série Paysages. Paysages figuratifs de Jérémy Liron qui font penser aux polaroïd et aux peintures métaphysiques de Giorgio De Chirico ; curieusement, si ces paysages sont déserts, les textes sont traversés d’humains anonymes réduits à un détail du corps (visage, fossette, sourire, main, coude…). Mais toutes ces toiles ne sont pas sans rappeler les polaroid par leur format carré (123 x 123 cm) et leur côté brillant puisqu’elles sont sous plexiglass : c’est que le texte de Liron est sous-titré « La perception lacunaire de l’instant. -Regard & Photographie-. D’où un statut original de l’image : « N’est réel, indubitablement réel, que l’instant auquel nous sommes présents… » Au terme de son raisonnement, Liron en arrive à affirmer « Le pouvoir de la photographie tient justement dans cette capacité de créer de la fiction sous le couvert d’objectivité, d’une impression de réalité ». Mais je simplifie à l’extrême, je caricature ! Demeurent ces mots qui terminent l’article : « Nous reste pour habiter la mélancolie des fragments » ; on a envie de mettre des virgules. Texte qui suscite la discussion et la réflexion. La lettre à P.B. va tenter d’expliquer ce qu’est la peinture au-delà des contradictions vécues par Liron, contradictions entre l’invention plastique en tant qu’expression sensible et le langage en tant qu’il est construit contre le monde sensible. « D’un côté comprendre, de l’autre sentir. Avec suspicions symétriques. » Leçon de modestie, de doute, vertige de la réflexion : le travail est toujours à reprendre. Un numéro à lire (en partie) pour ce Jérémy Liron, roman.
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L’aventure continue donc, on peut reprendre les mots de Matthieu Baumier présentant le numéro 1 : « Tout cela est fort, beau et profond ». L’Atelier contemporain semble avoir trouvé son architecture générale, son équilibre et son ton. À découvrir (et je ne doute pas que les découvertes du lecteur seront différentes des miennes), à lire en toute confiance…