2014 – une présence mutique, par Florence Trocmé in Le Flotoir / Poezibao, 17/04/14.

Jérémy Liron
Dans cette nouvelle pratique que je tente et qui consiste, après le listing du samedi matin des « livres reçus par Poezibao », à en garder quelques-uns à proximité immédiate et dans la semaine qui suit de les « sonder », il y a parfois de belles surprises. Comme celle du livre de Jérémy Liron, La mer en contrebas tape contre la digue, paru à La Nerthe. Il y a là notamment une très belle réflexion sur le regard et sur le rapport aux choses.
« Il faudrait sortir le regard de soi, le poser parmi les choses. Il nous verrait passer. On pourrait se dire : “je me vis m’éloigner” (26)

De la lecture (Jérémy Liron)
…. et des circonstances, du contexte de la lecture dont on parle souvent peu et qui sont pourtant importants, tant ils peuvent moduler la réception du livre : « La lecture a son propre mode de contact avec le monde quand elle devient expérience autonome, enchâssant son espace dans celui où se trouve son lecteur. »
→ il suffit de penser à ce que l’on ressent parfois quand on lève le regard de son livre, surtout dans un environnement riche et non familier, jardin, train, lieu de passage ou d’attente….
→ double mouvement, certains situations de lecture favorisent tel ou tel type de lecture (et la capacité de vraiment lire est fluctuante, elle n’est pas toujours donnée) mais aussi colorent la lecture, l’influencent même.

De l’emprise de l’instant
« Être sous l’emprise de l’instant, dressé comme se dresse une bouteille à côté d’une autre bouteille, d’autres objets sur une table au milieu des mains qui passent, des paroles. » (46)
→ Il semble y avoir chez Liron un régime de perception assez particulier. Je m’appuie sur l’étrangeté de cette mention des mains qui passent dans ce passage, un régime de perception qui me semble avoir quelque rapport avec celui de Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, une sorte d’ultra-perception qui parvient à déjouer le piège de la catégorisation, pour voir les choses comme aux rayons X. J’apprends à voir, dit Rilke dans ces Cahiers !
J’ai songé plusieurs fois, lisant Liron, à la fois à Fred Griot et de manière plus surprenante peut-être au peintre Morandi. Pas si surprenante que cela en fait, si l’on sait que Jérémy Liron est aussi peintre….peut-être même plus connu en tant que tel.

Une présence mutique (Liron)
« On ne fait que buter sur le présent, cet abrupt intranquille. Comme à la présence mutique, opaque de ce qui nous entoure et nous traverse. […] Toujours des images qui semblent venir de loin pour écraser leur face à la vitre, comme à nous regarder, en laissant pourtant l’impression qu’elles se retranchent en elles-mêmes, s’absentent. Toujours des images qui semblent nous parvenir depuis l’enfance, depuis une scène dont ne reste que le creux » (46 et 47)
→ Il y a là tout un travail sur le regard, un travail tendu, douloureux sur le rapport regard/choses ou monde.
→ ce creux de l’image… comme si le corps qui avait habité le moule était parti à jamais.
→ cette présence/absence très sensible dans les tableaux, en leur aspect face écrasée à la vitre

Rilke et Liron
Et voilà que Liron cite Rilke (je ne m’étais pas trompée !) et quelle citation !
« Le contenu de ces images, qui se dégageait, de façon tout involontaire de la contemplation et du travail, nous enseigne qu’un avenir a commencé au cœur de notre temps ; que l’homme n’est plus l’être sociable qui se meut ne équilibre parmi ses semblables, ni celui autour duquel gravitent le soir et le matin, le proche et le lointain. Qu’il est posé parmi les choses comme une chose, infiniment seul et que toute communauté s’est retirée des choses et des hommes, dans la profondeur commune où puisent les racines de tout ce qui croît ». (cité par 47)
→ cette citation me semble totalement emblématique de ce qui émane du texte de Liron.

Car « chaque chose est à son être » (Liron)
Solitude imparable en effet de tous ces mondes parallèles, celui des autres bien sûr, mais aussi celui des choses : « Chaque chose est à son être et on laisse passer ses yeux sur toute une industrie naïve : là-bas un nuage travaillant à l’être de tout son souffle, là une pierre pierrant, un figuier figant… on s’invente des verbes pour des objets trop nus dont l’immobilités annule la vie ou la mort. » (56)
→ bien songer à ces mots, dans leur radicalité.

Deux places à la fois
Jérémy Liron prône une double position, être là et ne pas y être, parler à quelqu’un et écouter « ce qui se parle comme un témoin discret ». « Deux places à la fois, celle des morts et celle des vivants. » (60)
Car la « pensée a dans ses mouvements quelque chose d’un deuil. Penser est faire le deuil de l’expérience première. » -68)
→ Et écrire plus encore sans doute. Il y a l’expérience première, puis la pensée (considérable déperdition) puis l’écriture (deuxième déperdition, tout aussi considérable si ce n’est plus encore) pour aboutir à la « réplique » pâle, l’ersatz fadasse comme les rutabagas de la guerre.