On se souviendra peut-être de cette proposition d’Alberti concernant la définition du tableau et de ce qu’elle implique quant à la question de la représentation à la Renaissance. Outre l’idée que le tableau y serait une fenêtre ouverte, un cadre de visée sur le monde, c’est davantage à l’idée d’une représentation narrative (« histoire » étant ici à comprendre dans le sens italien de « storia » (récit) et non d’« historia » (histoire)) que pensait sans doute alors Alberti. Autrement dit, cette conception de la représentation picturale supposait que l’espace du tableau était non pas une représentation fidèle du visible (la mimésis) mais plutôt une organisation d’éléments esthétiques en vue de raconter quelque chose.

Cette idée duelle d’une peinture envisagée comme moyen de représentation du visible ou du lisible traverse en fait l’histoire des formes et ne cesse de se poser et d’opposer les regardeurs. En effet pas plus que Nicolas Poussin n’a représenté une scène observée dans ses compositions mythologiques, Paul Cézanne n’a reproduit ce qu’il observait pourtant avec acuité, ni Richard Estes n’aura, pour sa part (malgré des moyens dits objectifs), restitué à l’identique les rues, les vitrines ou les façades présentes sur les photographies qu’il en avait prises, et Mark Rothko, pas davantage, n’aura traduit la lumière d’un paysage ou d’une fenêtre mais bel et bien inventé de toute pièce celle de ses tableaux.

Les vues de Jeremy Liron, n’en doutons pas, ne diffèrent en rien de ce principe édicté par ses prédécesseurs, que la fameuse formule de Paul Klee résume ainsi : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. ». Car beaucoup des tableaux de Jeremy Liron, intitulés Paysage, sont bel et bien des vues inspirées de lieux existants dans une géographie et dans une histoire précises, des bâtiments et des habitations plus ou moins connus. Ainsi La Cité radieuse de Le Corbusier, à Marseille, (Paysages 5 – 124 – 126) ou la tour d’une résidence à loyer modéré à Sarcelles dans Paysage 14 (2005) seront-ils – au-delà de l’affection particulière que l’artiste porte aux grands architectes de la première moitié du 20ème siècle – des motifs équivalents traités à égale valeur, c’est-à-dire sans hiérarchie.

Ce qui retient visiblement l’attention de Jeremy Liron et semble motiver ses choix, relève d’abord d’un vocabulaire de formes standardisées, d’agencements plastiques stéréotypés liés aux matériaux de construction, aux volumes simples, aux rythmes de creux et bosses qui animent l’espace urbain… C’est à partir de cette toponymie architectonique assez ordinaire et récurrente que l’artiste s’interroge et peint (ou peint en s’interrogeant). Zones de contacts, chevauchements des espaces, équilibres des masses, jeux des plans et des rythmes… etc., chacun des éléments de ce répertoire graphique, qui se présente souvent en bloc à la perception commune, une fois prélevé – notamment par des photographies – est détaché, soupesé, pour les possibilités de transpositions picturales qu’il offre et réordonné dans le tableau. En somme, jouant de ces correspondances formelles et symboliques, Jeremy Liron, prend argument de ces vues paysagées pour élaborer un vaste système d’équivalences.

Arrêtons-nous sur deux de ces vues pour en comprendre le processus qui, précisément, ne sont pas du registre de l’imitation mais bien davantage de ce récit peint dans la fenêtre d’Alberti. Paysage 33 (2006) donne à voir une structure trapézoïdale, plus large en haut qu’en bas, barrée d’une succession alternée de lignes horizontales claires et sombres. Installée dans le carré de la toile, cette grande structure géométrique telle un blason, semble, à première vue, comme plaquée sur ce qui – par la gamme de verts et le petit coin de bleu – suggère une végétation et ce qui pourrait être un morceau de ciel. Sur la droite de ce grand V, une sorte d’excroissance plus claire y reprend, en lignes moins strictes et plus espacées, la cadence ; jeux d’ombres et épaisseur discrète de cette structure abstraite, convoquent autant les volumes minimalistes des sculptures de Donald Judd ou de Robert Smithson. Pourtant, ce n’est pas que de cela qu’il s’agit ! Ce trapèze frontal en perspective inversée est, contre toute attente, un escalier célèbre que le souvenir d’un plan du film Le Mépris de Jean-Luc Godard ravive : degrés monumentaux de La villa Malaparte ancrée sur la presque-île de Capri que gravissaient, sous une lumière crue, les protagonistes du roman de Moravia. Voilà bien les récits déboîtés que propose cette « fenêtre ouverte » : ceux d’un geste architectural renversant et sublime posé sur un éperon rocheux des côtes de la Méditerranée, dont les volées de marches raides renvoient lointainement aux gradins d’un amphithéâtre lequel aura servi de décor au tragique naufrage d’un couple. Ici, si nulle figure n’emprunte cette rampe, le vertige des histoires persiste dans la mémoire, comme celles des références implicites qui s’y agrègent et, comme dans les représentations invraisemblables d’Escher, monter, ici (visuellement ou symboliquement) serait paradoxalement synonyme de descendre, voir de chuter. L’orgueil d’Icare croyant échapper au labyrinthe n’est sans doute pas loin non plus.

Paysage 125 (2014) se présente lui aussi dans la frontalité assumée du tableau. Pourtant cet immeuble, visiblement situé à l’angle d’une rue hâtivement marquée dans la partie basse par la courbe arrondie de ce qui ressemble à un trottoir, comporte bien deux pans fuyants, soulignés par les pliures d’un bandeau gris qui, en plis cassants marquent les arêtes verticales des façades. Les différentes ouvertures qui animent la masse compacte de ce volume ainsi qu’un parement vert qui occupe le sous-bassement, un groupe d’arbustes flanqué derrière une grille basse, achève d’asseoir l’immeuble. Plein cadre, cette construction géométrique complexe, avec ses saillies et ses retraits, la distribution irrégulière de ses fenêtres, l’étrange auvent blanc qui barre horizontalement son porche pourrait en imposer et être littéralement écrasante. Or par une torsion étrange de chacun des éléments qui la composent, cette structure cubique se plie par endroits et se disloque. L’affirmation de la rigueur apparente de cet emboîtage de vides et de pleins dans l’espace urbain, qu’une représentation en perspective – selon La Méthode d’Alberti justement – tente de restituer, s’avère pourtant n’être qu’une succession d’erreurs assumées, voulues qui, comme dans la fameuse séquence du film de Buster Keaton, One week (La maison démontable, 1920), ne produit qu’un assemblage bancal de modules, un bricolage hasardeux de surfaces et de volumes qui s’encastrent mal. Image qui, chez Jeremy Liron, ne cache qu’à peine l’effondrement programmé d’une telle représentation. Car au fond, c’est très certainement de cela qu’il s’agit ici, non d’une restitution stricte et raisonnable d’un habitat – comme le serait une élévation d’architecture – mais bien de la perception globale et sensible d’un motif par la peinture. Lorsque Cézanne se proposait de vouloir donner « la vérité en peinture », tout en pliant ou en aplatissant à sa guise dans ses tableaux les demeures de la campagne aixoise, ouvrant ainsi la voie, par cette maladresse ou cet affranchissement des règles classiques à l’univers cubiste de Braque et de Picasso, lesquels devaient autoriser à leur tour une possible abstraction de la vision réaliste du monde, il ne se souciait évidement pas d’imitation mais bien de ressemblance.

Si une pomme du maître aixois ressemble bien à une pomme, ou une pipe chez Magritte à ce que l’on sait n’être que l’image de l’objet, on admettra donc que ces propositions se vérifient également pour tous les Paysages de Jeremy Liron, ceci nous invitant à leur associer toutes les filiations possibles de l’art du 20ème, ou à revisiter, chemin faisant, par les glissements visuels qui s’opèrent entre les dessins en chevrons des terrasses par degrés (Paysage 66, 2009) et ceux d’une sculpture de Constantin Brancusi, entre les pastillages blancs et bleus de Paysages 51 (2007) qui renvoient discrètement aux études colorées de Bart van der Leck ou aux gammes d’Ellsworth Kelly – à moins que par humour ils ne fassent référence aux travaux de John Baldessari ? -, entre le trompe l’œil appuyé de Paysage 87, où la rambarde d’une terrasse profile un horizon – à moins que ce ne soit le bleu du ciel qui fasse rideau – et, encore, les jeux optiques des photographies de Georges Rousse ou ce souvenir que cite Yves Bonnefoy , à propos d’une muraille érigée par un prince du Rajasthan afin de marquer l’horizon et les frontières de son territoire, et qu’il pouvait contempler depuis les hauteurs de sa forteresse, à revisiter donc, les lieux communs de la peinture et de l’art.

Ce qu’il faut enfin considérer, devant les Paysages de Jeremy Liron, dans leurs déclinaisons régulières, numérotées, indexées maintenant en un long catalogue de recensements de vues apparemment anodines (une palissade, une villa nichée dans un jardin de rocailles, un abri à vélo, la cour d’un établissement scolaire, un décor de zoo,…) et de leurs variations possibles, ne tient pas tant au sujet lui-même qu’à ce qu’il convoque d’une histoire collective de l’art et des récits intimes qui la traversent. Mais ces références qui sédimentent les tableaux, si elles ne sont pas toujours affichées – comme la sculpture de Miró dans un bassin du Musée de Martigny (Paysage 99, 2011) -, ne sont qu’un argument pour peindre. Car, redisons-le, il s’agit d’abord ici de matières et formes agencées dans l’espace choisi de carrés ou de rectangles, d’opacités, d’aplats, de virgules colorées, de transparences et de jus (jusqu’à la dégoulinure), de constructions de fausses profondeurs, dans une lumière toujours égale. Les tableaux sont ces seuils découpés sur des figures ordinaires, des scènes triviales que la peinture sublime et les différents sens du mot « canevas » y sont bien réunis.
Ainsi, faut-il s’approcher des toiles, oublier un instant les sujets, et regarder – en évitant parfois les inévitables reflets des écrans de plexiglas qui s’interposent entre le regardeur et la peinture – les textures des pâtes travaillées qui, comme dans Paysage 125, matérialisent les petits carreaux verts du soubassement de l’édifice, pour comprendre soudain que c’est entre les touches entrecroisées et superposées sur cette large nappe fluide où sonde le regard que l’on pourra toucher à l’essence de l’acte pictural. Immergé dans ce bain sensible, on se prendra aussi à penser que les histoires de la peinture pourraient finalement se passer de mots. Ce qu’espère secrètement le peintre c’est que celui qui regarde acceptera de plonger et de se laisser porter par ce qui, dans le tableau, déborde l’intelligible.

Philippe Agostini (extrait du texte du catalogue)