Il y a dans le travail de Jérémy Liron, dans sa peinture, un constat. Celui d’une lumière, d’une émotion particulière, de la singularité d’un lieu, d’un point de vue. Il y a une apparente immédiateté dans cette œuvre, cependant, à la surface de la toile, quelque chose nous trouble. À l’évidence quelque chose d’autre se manifeste. Est-ce cet azur béant qui jette un voile trop lumineux sur ce que l’on voit, ou cette ombre, sans retenue, qui envahit plus qu’il ne faudrait, peut-être, un pan de mur ?
Il n’y a pas de personnages, aucun homme, aucune femme qui marche ou qui s’arrêterait pour contempler le point de vue saisi par le peintre. Il n’y a pas d’enfant qui jouerait dans les bacs à sable des immeubles modernes. Nous ne voyons personne, personne ne nous épie, ne nous prend à témoin. Il n’y a aucun animal, aucun insecte non plus. Il n’y a pas non plus d’objets laissés à terre, d’objets oubliés, aucun papier, aucun journal qui pourrait, par exemple, dater le point de vue et inscrire un présent à cette éternité qui nous apparaît dès lors comme figé. Parfois, à l’articulation d’une branche un souffle effluve. Peut-être.
Les œuvres de Jérémy Liron n’ont pas non plus de titre à proprement parler ou du moins de titres qui pourraient nous permettre d’identifier clairement la scène, le lieu. Les œuvres de Jérémy Liron, les peintures, pour la plupart, s’intitulent Paysage et sont suivies d’un numéro qui inscrit le travail dans une longue suite – Jérémy Liron de ce point de vue serait donc un peintre de paysages.

Ces paysages peuvent être des étendues, peut-être muettes, des espaces, resserrés parfois, ou alors ouverts à la multitude du dehors. Ce sont, exclusivement, des vues extérieures. Ce sont, pour la plupart, des vues qui offrent au regard des architectures. L’amateur d’histoire architecturale reconnaitra tel bâtiment moderniste, telle construction iconique de Le Corbusier, de Mallet-Stevens, ou d’autres, construits après la seconde guerre mondiale. Le passant, le flâneur (option ouverte : la peinture de Liron est une peinture de flâneur, ce qui nous permettrait ici de citer Baudelaire, Benjamin, ou plus précisément peut-être l’expérience de la déambulation psychogéographique pratiquée par les situationnistes) identifiera tel groupe ou tels détails d’immeubles dont il connaît plus ou moins la configuration, quand d’autres y verront des lignes, des porte-à-faux, des angles clairs, des masses se détachant au ciel, peut importe. Ce sont des masses structurantes, parfois en regard avec un pin, un bosquet, une pelouse. Parfois ce sont des formes brutes qui dialoguent avec d’autres formes : la mer et le ciel étirés.
Mais à bien y regarder les Paysages de Jérémy Liron sont semblables à des espaces troubles : ils paraissent tout à la fois assujettis à ce qui les structure – ici un arbre, là un mur, plus loin un immeuble – et en attente. On y attend un bruissement, un frémissement à venir comme si les tableaux étaient l’arrêt sur image d’une pensée en éveil.
Dès lors qu’attendons-nous dans ces fenêtres de paysages ? — les tableaux de Liron sont le plus souvent encadrés, derrière une vitre, comme une fenêtre, close.
La lumière, l’émotion particulière qui s’en dégage, la singularité du lieu ou du point de vue ne sont qu’une part du tableau, sa face la plus visible, toute la force de la peinture de Jérémy Liron tient à cet équilibre : ce sont des espaces du possible. Alors chaque Paysage est comme une énigme. Les énigmes manifestes du temps échappé, saisi cependant entre cette entre-forme, cet entre-deux, qui se partage entre quiétude et inquiétude sans que l’on ne sache véritablement les distinguer. Quiétude de l’espace qui s’ouvre à nous, inquiétude de l’espace clos. Quiétude d’un paysage ouvert sur le possible, inquiétude d’un paysage vide de toute présence.

Est-ce l’architecture qui nous mettrait dans cette attente ? Comme si celle-ci, entourée, absorbée parfois, par quelques éléments naturels, créait cet entre-deux ? Comme si l’architecture était nécessairement ce lieu du possible. Un lieu pour la fiction ? L’un des architectes qui semble intéresser particulièrement Jérémy Liron est Robert Mallet-Stevens qui fut l’un des pionniers de l’architecture moderne en France et l’un de ses plus brillants théoriciens. Avant de pouvoir construire son premier bâtiment – La villa Noailles, à Hyères, peinte à plusieurs reprises par Liron – Mallet-Stevens réalise plus d’une vingtaine de décors de films (et notamment de science-fiction) dans lesquels il met en forme son vocabulaire architectural, faisant ainsi passer, lorsqu’il se met à construire, la fiction de ses décors à la réalité de ses bâtiments. L’idée de se servir du cinéma comme moyen de propagande pour l’architecture moderne au moment où les studios font appel à de vrais architectes n’est pas l’apanage de Mallet-Stevens, et on trouvera même l’idée clairement exprimée par un rédacteur belge de la revue d’avant-garde 7 Arts en 1922, « la nouveauté du cinéma et la crise du logement permettent aux artistes modernes d’agir puissamment sur la sensibilité contemporaine ». Comme si l’architecture moderne était le medium idéal pour, à travers la fiction, influencer l’imaginaire et peu à peu, entrer dans la réalité et être, au sens propre et figuré, un espace de projection(s). Comme si, en somme, l’architecture fictionnelle passée à la réalité pouvait garder un peu de son espace de liberté. Alors, imaginons que l’architecture de Jérémy Liron, une partie du moins, soit des transfuges. Ce ne sont alors plus seulement des immeubles, des maisons, des bâtiments d’habitation, mais des décors en attente pour y inventer sa vie. Et, c’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il y a ce trouble dans les peintures de Jérémy Liron. Ce n’est pas tant qu’une lumière ou qu’une ombre nous paraisse trop bleue, trop nette, trop sombre, ce n’est pas tant qu’elles soient vides de toute forme humaine ou animale, c’est qu’elles sont comme des décors en quête de personnages et que, derrière la vitre du tableau, nous ne pouvons être que spectateur, sans influence aucune. Cette temporalité nous échappe ; elle est en attente de fiction.

Mais il est étonnant qu’à ces architectures si brutes, si modernes, si droites et rectilignes s’agglomère une végétation qui vient parfois jusqu’à envahir le tableau ou du moins le structurer, répondant aux lignes de béton, d’acier, de briques des bâtiments jusqu’à prendre corps avec elle. Végétation et architectures cohabitent, mais semblent parfois aussi disparaître : il n’y a alors plus que masses, rapports d’échelles, droites, c’est ce que montrent certains tableaux récents ou même, ce travail parallèle de Liron, de sculptures et d’installations. En fait, ce qu’il semble vouloir nous montrer ce n’est pas seulement que ce sont des espaces du possible, mais comment se dessine l’ossature de notre réalité, comment l’azur sans précaution du ciel, le gris nuancé du béton, le feuillage éclaboussant d’un pin au printemps, le liseré rouge d’une fenêtre viennent percuter la réalité de nos émotions.

Espaces du possible en attente de fiction ; ossatures du réel sans doute, pourtant en les regardant encore une fois en finissant ce texte, je me rappelle la première fois que j’ai pu voir, en vrai, une peinture de Jérémy Liron. J’étais évidemment suspendu au paysage, en attente donc, mais en me déplaçant dans la salle, j’avais éprouvé une sensation étrange qui finissait de me lier à cette œuvre : ce n’est pas nous qui regardons les tableaux, mais eux qui nous observent. Qui nous agissent.

Alexandre Mare